Je passe beaucoup de temps avec ma fatigue. Elle est peu
bavarde, ma fatigue. Je la connais très peu. Mais son crâne invite à la rêverie
désespérée. Son crâne est un globe terrestre envahi par des centaines
d’épingles piquées à différents endroits.
Ma fatigue prend la pose d’un esprit torturé, ses mains
contiennent son front comme pour en éviter l’effondrement sur la table, dans
son assiette ou sur son napperon graisseux. Et ses yeux se noient dans
l’Atlantique Nord jusqu’à ce que je lui fasse tourner sa caboche toute ronde, fixée
sur son corps d’épouvantail que plus rien ne semble secouer.
Et ses yeux se referment, saisis par le tournis d’un aussi
brusque tour du globe. Et c’est alors des déluges de larmes qui inondent le
monde.
Ma fatigue ouvre alors ses yeux rougis de pleurs et de
veilles sans fin qui me regardent, pleins de pitié, m’amuser distraitement avec
sa caboche.
Ma fatigue est muselée quelque part dans un coin du
tiers-monde et ses bras font des gestes lents de marée noire ensevelis sous les
manches d’un vieux manteau de quêteux. Je sais qu’elle essaie de me dire
d’arrêter de lui faire tourner la tête et d’aller me rasseoir calmement à ma
place.
Et nous passons ainsi de longues heures, ma fatigue et moi,
assis à ma table, en silence, à répéter ce petit manège, cette envie de tuer le
temps.
Christian Girard(c)2014